Amélia, une vie, deux guerres

Chapitre 1 - Le mariage

30 janvier 1939
La neige virevoltait. Amélia suivit d’un regard attentif le petit groupe qui avançait, silencieux. Manteaux noirs, chapeaux enfoncés ou châles serrés, quelques petites silhouettes emmitouflées tant bien que mal. Enfants et adultes luttaient contre le froid ; la manta* posée sur l’épaule, chargés de lourdes valises qu’ils tiraient derrière eux ou attelés à des petits charriots dans lesquels ils avaient jeté à la hâte ce qu’ils avaient de plus précieux, ils fuyaient la guerre, la peur, la faim, la répression aveugle.
Des animaux – moutons, chèvres, volailles – se mêlaient au troupeau humain. En fin de convoi suivaient les blessés, soutenus par une épaule amicale ou allongés sur un brancard de fortune tiré par des camarades ou portés par une mule, dans le meilleur des cas. Les regards étaient mornes, résignés.
Amélia Esposito avait dix-huit ans en 1936, quand la guerre civile avait éclaté. Le village de Badalona, où elle vivait avec sa famille, se trouvait juste au nord de Barcelone, près de la mer. Depuis deux ans que duraient les affrontements, de nombreux réfugiés s’y étaient arrêtés, tandis que d’autres continuaient leur chemin en cohortes disparates, poussées par l’avancée inexorable des troupes putschistes.
Pendant tout ce mois de janvier, les nuits de Barcelone avaient tremblé des bombardements de l’aviation franquiste qui jetait ses derniers feux dans la bataille. Les combats n’avaient pas épargné le village. Amélia et sa famille, comme tous les habitants de Badalona, avaient pris l’habitude de descendre chaque soir dans les caves, abris dérisoires, dès que les hurlements sinistres des alertes retentissaient. Certains ne retrouvaient que ruines fumantes au matin. Des rumeurs de massacres circulaient, des arrestations musclées avaient eu lieu au village. La nourriture, déjà difficile à se procurer, devenait encore plus rare.
Depuis le 26 janvier, le nombre croissant de fuyards témoignait de l’affolement qui régnait. Ce jour-là, Barcelone avait succombé aux coups de boutoir des troupes de Franco. Dans chaque rue s’étalait l’horreur des carnages produits par cette épouvantable guerre. Les survivants, réfugiés dans les caves, n’éprouvaient que rage, haine et dégoût. Ils étaient les témoins d’actes barbares et cruels contre une population sans armes de vieillards, de femmes et d’enfants. Le désespoir les avait jetés sur les routes, contraints à l’exil.
À la fin de l’automne, Manuel, qui faisait partie de l’armée républicaine en déroute, avait déjà pris le chemin de la France, laissant Amélia enceinte de quelques mois. Certes, elle n’était pas seule : ses parents, ses frères et sœurs, tous vivaient dans une étable aménagée sommairement. Mais son ventre s’était arrondi sans qu’elle n’ait la moindre nouvelle de son mari.
La jeune femme se couvrit d’un châle et sortit. Aujourd’hui, c’étaient ceux de Badalona qui partaient pour l’exil. Elle les connaissait presque tous. Elle aurait voulu être du voyage, rejoindre son mari, oublier la peur et la faim, même si elle savait combien il était difficile d’abandonner une vie derrière soi. Ils en avaient parlé souvent. Mais sa grossesse arrivait à son terme.
Évitant ça et là les débris des maisons éventrées, elle les accompagna jusqu’à la sortie du village ; c’était sa façon de saluer leur courage et de leur souhaiter bonne chance.
La Retirada** commençait. Personne ne savait à quel point la traversée des Pyrénées serait rude cet hiver-là, fatale même pour les plus fragiles, vieillards, bébés, blessés, harcelés par la neige et le froid. Quand à imaginer ce qui les attendait de l’autre côté… Amélia ne le découvrirait que plus tard.
Sous son châle, elle sentait le poids de son ventre tendu, l’enfant allait bientôt arriver. Elle s’arrêta aux dernières maisons du village et les laissa partir du regard. Malgré la neige et son corps alourdi par la grossesse, elle resta longtemps, suspendue à leurs pas, puis à leur souvenir.

* Couverture que les exilés portaient pliée sur l’épaule et qui leur servait à dormir par terre et à se prémunir contre le froid.
** Exode massif des républicains à travers les Pyrénées après la chute de Barcelone (environ 450 000 civils et militaires.